Une nouvelle école
Eu égard à cet état de fait, l’école que nous rêvons tous pour Haïti au début du XXIe siècle est surtout une école où l’on enseigne, à part quelques matières traditionnelles, l’informatique, les langues étrangères, la musique, le sport, la technique, l’histoire nationale, l’éducation à la citoyenneté comme le savoir-vivre ensemble, la résolution de conflits et la gestion en termes de cours d’entrepreneuriat/PME.
Je veux parler d’une école qui s’appuie sur la pédagogie inversée où l’apprenant construit son savoir à l’ère de l’économie du savoir, marque de fabrique de la révolution cybernétique. L’école haïtienne doit s’ouvrir également sur sa communauté et articuler son fonctionnement et son orientation avec les besoins qui y prévalent. Notre vœu se justifie en raison du fait que, jusqu’à preuve du contraire, l’école haïtienne forme les apprenants pour être salariés, mais non pour être patrons. Alors qu’elle se constitue comme l’espace par excellence où s’expriment et se découvrent les règles du jeu social notamment en matière de mobilité intergénérationnelle.
C’est entre autres ce constat qui fournit des explications relatives au taux de chômage dépassant 60% dans la population active, chômage alimentant une crise aigüe dont la solution, semble-t-il, n’est pas pour demain. La plupart de ceux qui travaillent, observons-nous, évoluent dans une situation de sous-emploi et même de chômage déguisé pour répéter les géographes. Ils bossent, mais ils ne peuvent pas subvenir à leur besoin en raison de la revalorisation du coût de la vie et surtout du marasme économique dans lequel se débat encore le pays.
Epiloguant sur cette situation, un collègue nous rapporte qu’une banque de la place avait organisé un concours de recrutement, la majorité des postulants qui s’étaient présentés et qui étaient, d’ailleurs, dans la tranche d’âge de 25 à 35 ans, n’ont jamais fait l’expérience de travail. On s’est dit quelle aberration !
Une inadéquation formation-emploi
Toujours est- il que, quand dans une société nombre de diplômés végètent dans la précarité et le chômage après avoir investi leur temps et leur avoir dans leur scolarisation et/ou dans le processus qui mène à leur professionnalisation, il est dans l’ordre normal des choses que des problèmes de taille qui ne font que s’exacerber se posent à l’attention des plus hauts responsables.
L’école et l’entreprise en Haïti sont toujours aux antipodes l’une l’autre, et pourtant ce sont des éléments indissociables qui doivent être pensés ensemble en regard bien sûr de la finalité de l’éducation d’autant que nous vivons dans un monde qui met beaucoup d’accent sur la compétitivité et sur la Trans nationalisation de la production ainsi que sur des études de traçabilité pour mesurer le degré de satisfaction des chefs d’entreprise qui embauchent des diplômés en revenant des centres professionnels. Nous devons donc nous interroger sans cesse sur l’efficacité externe du secteur et, pourquoi pas, sur la politique gouvernementale en matière de création d’emploi.
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Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que nous reléguions au second plan les aspects humains de l’éducation avec ses dimensions morale, affective et culturelle. Bien au contraire ! La corruption, qui donne au pays, lors du scandale politico-financier de Petro caribe, une mauvaise presse au niveau international et qui décrédibilise en même temps les institutions haïtiennes dans leur ensemble auprès des nationaux en mettant à jour le fait que leur rentabilité sociale laisse à désirer, oblige à verser dans nos préoccupations la philosophie selon laquelle l’école inscrit ses apprenants à travers un « curriculum caché » qui ne serait que le résultat concret de tout ce que l’école emporterait de son environnement qu’elle n’arriverait pas à changer.
Inculcation d’une morale moralisante
Nous avons besoin de transmettre aux élèves des systèmes de valeur axés sur l’économique, certes, mais surtout sur une morale moralisante de telle sorte que lorsqu’ils accèdent plus tard à des postes de responsabilité, ils ne transforment pas l’administration en caverne d’Ali Baba où les gens s’impliquent à longueur de journée dans des opérations marginales, constituant un manque à gagner pour le fisc. Dans cette optique, nous pensons que l’enseignement- apprentissage doit être redéfini et les programmes revisités en inculquant aussi aux élèves des compétences comme apprendre à apprendre, apprendre à faire, apprendre à entreprendre et surtout apprendre à vivre ensemble, pour répéter Jacques DELORS de l’UNESCO.
Dans la perspective d’une éducation à la citoyenneté, nous devons développer chez l’élève haïtien comme compétence, l’intelligence émotionnelle dans l’optique de Daniel Goldman de manière à ce qu’il soit en mesure de gérer non seulement ses propres émotions, mais également celles des autres en vue d’avoir une culture de tolérance. Aussi faut- il développer dans une conception durkheimienne sinon encourager chez les apprenants le moi social et le moi moral afin qu’ils aient des projets porteurs en commun pour le développement de la communauté et la création de richesses. Qu’ils ne deviennent pas en raison de l’orientation proposée par l’école un problème pour la société, mais plutôt solution au problème de la société.
Vers la pédagogie du forgeron
L’école à laquelle nous aspirons dans une vision prospective devrait puiser profondément dans l’approche de la pédagogie du forgeron. C’est encore le fameux “learning by doing’” de John Dewey, courant pédagogique véhiculé au siècle dernier. Et d’autres parlent de l’approche par compétences, empruntée à l’enseignement technique et professionnel au profit de l’éducation de base et du secondaire. Elle a été expérimentée dans un village en Tunisie où des enfants du cycle primaire ont pu faire fructifier leur plantation de légumes.
Ce qui nous fait penser à la réforme du Ministre haïtien de l’Education Maurice DARTIGUE des années 40 où il était prévu, dans le cadre de l’enseignement rural, une parcelle de terre attachée à chaque établissement scolaire aux fins d’expérimentation. Bien que le Ministre Joseph C. Bernard plus tard ait jumelé l’enseignement rural et l’enseignement urbain en un seul type d’enseignement appelé « enseignement fondamental ». Sa réforme a voulu donner aux élèves un enseignement de type holistique où la théorie et la pratique sont concomitantes. Et que l’apprenant sorte avec un métier lui permettant de gagner sa vie et de contribuer au développement de sa communauté.
Nous y voyons un certain pragmatisme qui contraste avec l’orientation théorique ou classique qui caractérise le système éducatif actuel dans un contexte assez particulier où l’enseignement est d’ordre général de telle sorte que les filières ne soient pas diversifiées. On accuse un retard qui nous met hors de compétition même au niveau régional.
Remarquons cependant que nombre de pays dans le monde comme le Canada ont déjà revisité l’articulation de leurs programmes scolaires en ce sens et, en même temps, ont beaucoup investi dans les activités scolaires et parascolaires, et dans tout ce qui ramène à la vie de l’école et qui est en mesure de permettre aux élèves de développer certaines habiletés pratiques à travers des activités qui les responsabilisent et qui instaurent chez eux une culture de résultat, de responsabilité et d’imputabilité. Le savoir-faire est essentiel pour arriver au développement endogène et surtout pour sortir l’école de sa faillite.
Une école bovaryste marquée par une culture de miroir
L’école haïtienne a toujours été une école élitiste de type bovaryste marquée par une culture de miroir, selon le professeur Lyonel Trouillot. C’est comme dans le roman de Flaubert, l’héroïne idéalisée, Mme Bovary, qui incarnait le superficiel. Pendant longtemps, l’éducation de qualité a toujours été l’apanage d’une minorité. Perçue comme un outil de reproduction sociale dans la conception de Bourdieu, l’école en Haïti est une école de compétition au lieu d’une école de coopération dans la logique d’Ovide Decroly et de Maria Montessori.
Une école où les enfants dès leur plus jeune âge commencent à respecter la diversité culturelle et résoudre leur différend ainsi qu’à avoir de micro- projets en commun sous forme simulée pour le développement de leur communauté en termes d’apprentissage de type « projet main à la pâte » en vue d’entrer dans la vie active.
Une école de psittacisme reposée sur des examens
Aussi repose-t-elle, l’école haïtienne, sur des connaissances encyclopédiques, des connaissances apprises sous forme de psittacisme avec une pédagogie frontale et interrogative de type behavioriste. L’élève réussit tant bien que mal pour l’école mais non pour la vie. Il fait l’objet d’une formation qui laisse à désirer et qui est souvent en inadéquation avec les besoins réels du pays voire du secteur moderne de production et de services.
De toute évidence, notre école doit être repensée pour aborder les vrais problèmes de la société comme la gouvernance, la tolérance, le respect de la res publica, le paiement de l’impôt et la question du temps électoral ainsi que l’équité sociale. Toutes choses restant égales par ailleurs, si les curricula ne sont pas révisés dans leurs orientations générales, nous n’arriverons jamais à cette nouvelle société dont nous rêvons tous.
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En effet, les compatriotes haïtiens, toutes couches sociales confondues, sont fatigués des crises cycliques qui émaillent l’histoire de notre vie de peuple. Une histoire dont la formation sociale est mal partie avec la conjuration conduisant à la disparition du Fondateur de la Patrie en la personne du Général Jean-Jacques Dessalines. Celui qui a réalisé la fameuse bataille de Vertières en faisant mordre la poussière à l’armée de Napoléon, ce roi grincheux qui a voulu rétablir l’esclavage dans l’Ile.
Par ailleurs, depuis les évènements fâcheux de 1806, on peut dire sans ambages que c’est la théorie des dominos avec des coups d’état en cascade, des guerres civiles larvées, des occupations étrangères et des dictatures féroces et comme incidences : l’accentuation de la pauvreté des familles dans les grandes villes, le chômage des diplômés et le non-achèvement des plans-programmes-projets. Et cette problématique devient de jour en jour un sujet d’intérêt pour les cadres du pays ayant la vocation de services publics et qui ne voulaient pas rester à l’étranger en se posant cette question que je qualifie de transversale : peut-on planifier un secteur peu importe le domaine d’intervention dans une situation de chaos ? Dans cet intermède de covid-19 sur la scène politique en Haïti, que faire pour sortir le pays de ce bourbier dans lequel il s’en fonce davantage depuis des lustres ?
Une peur bleue de l’insécurité comme fait social
Avant l’apparition de ce virus, il prévalait dans le pays une peur bleue de l’insécurité et du kidnapping où des jeunes vulnérables sans espoir s’adonnant à la drogue comme élément addictif se font enrégimentés dans des gangs armés pour semer le deuil et la désolation dans les familles. Ce qui a contraint nombre d’entre elles à envoyer leurs progénitures à l’étranger pour ainsi dire à destination des endroits plus sécures où l’impunité est bannie.
Faut-il bien se rappeler que, dans toutes sociétés humaines, il y a toujours des déviants, des paranoïaques et des criminels qui sont hantés par la nécrologie à donner la mort. Mais, il faut qu’il y ait des institutions fortes comme la Police, la Justice pour les traquer et les mettre hors d’état de nuire aux fins de redressement et de rééducation. Puisque la société a le droit de punir un de ses membres incriminés après avoir commis un forfait ou une infraction, figurée dans l’échelle des peines du Code d’Instructions Criminelles selon le régime civiliste. En amont, il faut dynamiser l’offre scolaire, la rendre plus qualitative et s’assurer de la circulation au sein de l’institution éducative des valeurs qui ne contredisent pas sa mission.
L’éducation : stratégie de modelage de la pensée
Il va sans dire que la pertinence des programmes de l’école haïtienne ne va pas résoudre toutes les chicanes de la société, mais tout au moins les atténuer. Les pouvoirs publics doivent consacrer une part importante du PIB vers l’éducation en vue d’accroître le rendement du secteur. Toujours est-il que l’investissement dans l’éducation comme filière porteuse d’avenir et pérenne en regard de cette société cognitive marquée par le numérique et le multimédia, comporte toujours de bénéfice en termes de compétences transversales et comportementales voire de satisfaction psychologique dans l’optique de Maureen Woodhal dans son ouvrage titré “l’analyse coût- bénéfice dans la planification de l’éducation”
L’éducation permet, tout aussi bien, de modeler la pensée de l’homme pour qu’il ait, effectivement, le sens de la cohabitation et du partage. Et, dans notre cas, elle peut extirper dans l’anthropologie haïtienne toute forme de méfiance et de mysticisme nous handicapant à nous mettre d’accord sur un minimum de projets pour conduire le pays vers un niveau de développement durable, prôné par le système des Nations-Unies dans ses différentes assises.
L’école haïtienne en tant qu’entité a une part de responsabilité dans la déchéance de cette société conduisant à une crise d’identité et de repère. Or, comme le veut ce vieil adage, “tant vaut l’école, tant vaut la nation”. Et de surcroit, « Ouvrir une école dans un village, c’est (de) fermer une prison ».
Les programmes obsolètes de plus de trente (30) ans, issus de la réforme Bernard, ne sont jamais innovés et comme corollaire faible rendement externe. En fait, l’Etat, comme symbole de puissance publique et ayant un pouvoir régalien, doit développer des mécanismes aux fins d’un meilleur rééquilibrage entre l’offre de formation et la demande du marché de l’emploi tout en encourageant le micro-crédit et le partenariat avec le secteur privé d’affaires. Dans cette optique, les pouvoirs publics doivent gérer la balance commerciale ainsi que celle de paiement pour éviter la fuite des devises sans nier le rapport import-export. Cela nous amène à des politiques de protectionnisme moins drastiques.
En termes de conclusion
Somme toute, ce nouveau paradigme qui sous-tend la revisitation du curriculum exigerait aux décideurs du pays comme l’Exécutif et le Parlement ainsi que la société civile dans une véritable task force à travailler en synergie d’action. Tout ceci va nous permettre sans nul doute d’arriver enfin à la stabilité politique et à la paix sociale hormis les contradictions majeures en raison de gros intérêts, tant au niveau interne avec l’accumulation d’une minorité qu’au niveau de la géopolitique avec la dépendance vis-à-vis de grandes capitales pour répéter Samir Amin. D’où la révolution silencieuse au niveau de la conscience de l’homme haïtien.
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Prof. Yves ROBLIN | 2ème et dernière partie de l’article.