Accueil ENSEIGNEMENT Et si nous libérons l’évaluation de la prison scolaire en Haïti…  

Et si nous libérons l’évaluation de la prison scolaire en Haïti…  

30 minutes de lecture

Extrait commenté du livre : Administrer les écoles Privées en Milieu Rural : Théories et Analyses en Gestion Partenariale de l’Education. 

Vernet Etienne, Msc Ed

Le mois d’août 2023 est un tournant considérable dans la vie de 118,342 élèves en classe terminale et 192 mille en 9e année qui ont dû subir les fameux examens officiels. Qui n’a pas été, étant élève en Haïti, sous une pression crispante le seul fait de penser aux examens ? Le simple mot de « baccalauréat » suffisait à donner des frissons. D’ailleurs, ce grand événement charrie des dépenses imprévues pour les parents et crée une tension vertigineuse dans la tête des élèves. Une situation qui ne semble pas nous déshabiter même au plus haut niveau de nos études universitaires.

D’où vient cette peur qui a habité chacun de nous vis-à-vis des examens que nous aurions dû attendre, dont nous sommes bien imbus depuis la rentrée ? A cette question qui peut vous paraitre de peu d’intérêt, aucun esprit ne peut se débattre contre les souvenirs parfois douloureux et atroces entachés d’humiliations ressenties directement ou indirectement à l’égard d’un camarade, ami ou proche face à l’échec scolaire. Cette question nous impose une réalité bien plus décriée quand nous savons que le décrochage scolaire est dû aussi à la mauvaise évaluation scolaire. L’école devient alors un investissement raté, en faillite inévitable à cause d’une mauvaise compréhension et pratique de l’évaluation. En quoi alors, un redressement de la culture positive de l’évaluation et de la supervision peut donc redynamiser l’espace scolaire en redéfinissant les relations, la proximité et la réussite scolaire ?

A cette question épineuse, notre tentative de réponse essaiera de situer l’évaluation et la supervision scolaire dans le contexte haïtien pour ensuite décrire quelques perspectives nous permettant de démystifier la supervision et de libérer l’évaluation de la prison de l’école haïtienne.

  1. Le procès de l’évaluation  

Avant de décrire la situation dans nos écoles et universités, il est important de présenter brièvement ce qu’est l’évaluation. Sommairement, nous pouvons résumer les types d’évaluation en trois grandes catégories : Premièrement, une évaluation bilan qui peut se faire au début, évaluation diagnostique pour établir un bilan de départ, ou à la fin d’un enseignement, une évaluation sommative pour vérifier le degré de compréhension générale par rapport au bilan initial. Donc, à notre sens, le bilan final doit se référer au bilan initial en vue d’apprécier la différence, l’écart à la fois pour les apprenants, pour les enseignants, pour le curriculum suivi ainsi que les conditions et processus d’enseignement-apprentissage. L’évaluation sommative ressemble souvent au contrôle qui est une opération des enseignants sur les élèves dans le but de vérifier les acquis. Il faut noter que l’évaluation sommative sert surtout à dégager une vision globale de l’apprentissage en permettant d’en déduire où faut-il améliorer le processus (Lotarski et al. 2017). Deuxièmement, une évaluation formative qui permet, à mi-parcours, d’apprécier les efforts et de consolider les apprentissages. C’est en effet un suivi des actes d’apprentissage qui nous renseigne sur le rythme, les écarts d’incompréhension et les éléments sur lesquels nous devons consacrer plus d’énergie, de révision et comment progresser avec l’enseignement. Troisièmement et enfin, une évaluation formatrice qui permet aux élèves de faire une autoscopie, de s’évaluer, de déterminer par eux-mêmes le degré de l’accomplissement de leur travail et d’en apporter les corrections qu’il faut.

Mais, dans la réalité en Haïti, généralement il n’y a que les évaluations sommatives qui sont véritablement prises en compte dans le but final de déterminer la note de l’apprenant. Il se crée donc autour de l’évaluation, comme chef d’accusation, une perception négative qui veut qu’un bon examen est celui qui met les apprenants en difficulté et un bon enseignant est celui qui donne des examens que plus de la moitié de la classe n’arrive pas à réussir. Il est courant au niveau universitaire d’entendre des expressions hors du commun qui défraie toute règle docimologique : des enseignants se vantent de donner des examens « j’aime mes mots » dans lequel même si l’étudiant remplace un seul mot par un synonyme, il n’aura pas la note voire s’il explique par ses propres mots. Il y a encore les réponses « peau pour peau » exigées par des professeurs. Donc, la validité d’un examen répond à son degré de difficulté pour les apprenants. Or, par manque de formation en docimologie, il est difficile pour beaucoup d’enseignants de préparer un examen qui répond aux normes. A défaut de pouvoir construire un tableau de spécification, les examens, pour la plupart, ne font pas preuve d’adéquation entre objectifs d’apprentissage et l’évaluation. Déjà, il faudrait s’en assurer de la compétence des enseignants à développer des objectifs d’apprentissage « SMART » respectant les domaines cognitif, psychomoteur et socio-affectif décrits par B. Bloom (1956) ainsi que les quatre éléments des objectifs d’apprentissage qui sont Conférence, Comportement, Condition et Correct ou encore ABCs en anglais (Mager, 1997).

Alors, l’idée de faire de l’évaluation un jugement, une pénitence, une sentence prononcée par des notes dans le but pour l’enseignant d’afficher la difficulté de sa matière, est de nos jours très critiquée et rétrograde. De quelque type que ce soit, l’évaluation devrait fournir aux élèves une possibilité de se rattraper ou d’exceller davantage, connaitre où ils étaient, déterminer où ils sont et où ils s’efforcent d’atteindre. L’approche que nous préconisons premièrement, ce n’est pas de prioriser l’évaluation formative plutôt que l’évaluation sommative comme beaucoup d’intervenants en éducation, mais plutôt d’effectuer tous les types d’évaluation au moment qu’il faut en misant davantage bien sûr, sur l’évaluation formatrice qui est une évaluation miroir pour les élèves et les enseignants. Deuxièmement, nous voyons l’évaluation aussi dans une perspective de support préalable et cadre décisionnel de la supervision scolaire.  Elle est donc vue comme base de la mise en place d’un plan de supervision, une boussole qui vise, guide et oriente les objectifs de la supervision tout en déterminant l’effet et l’impact des actes de supervision. L’évaluation dresse le bilan des écarts et sert de contrôle pour faciliter le soutien ou l’accompagnement pédagogique par la supervision.

  1. La supervision comme pièce à conviction  

Il y a dans le système éducatif haïtien des inspecteurs et conseillers pédagogiques qui devraient assurer la supervision scolaire. Mais, la faible quantité par rapport au nombre d’écoles en plus de la distance à parcourir pour aller dans certaines écoles, rend la situation difficile et la supervision inaccessible. Donc, en-dehors de l’évaluation initiale et du contrôle qui met en relation les enseignants et les apprenants, il est fondamental d’aborder la question de la supervision, entre l’enseignant et son superviseur, qui devrait être un processus de formation continue. Alexis (2012) définit la supervision comme un ensemble d’étapes : observation, analyse et interprétation des données, par lequel les pratiques sont évaluées par rapport aux normes pour ensuite déterminer une intervention pour combler l’écart. Bouchamma (2004) relate que le but ultime de la supervision est d’aider l’enseignant à acquérir des capacités et à développer des habiletés, de l’autoformation en devenant plus autonome dans sa pratique pédagogique par la relation d’aide et l’amélioration du processus enseignement-apprentissage. Nous misons sur la définition de Legendre (2005), qui voit la supervision comme des observations et d’analyses visant concilier pratiques et normes en vue d’améliorer l’éducation. A partir de ces définitions, nous vous présentons ce schéma conceptuel pour vous faciliter la synthèse.

 

Cette carte conceptuelle affiche la complexité de la supervision scolaire. Faire de la supervision c’est partir du but d’améliorer et de maintenir la qualité de l’éducation sous un fond d’accompagnement et de soutien éducatif. Ce but sera atteint dans la mise en œuvre d’un ensemble d’opérations consistant d’abord à observer les comportements des acteurs, l’environnement et les conditions d’apprentissage aux fins de les analyser et de les interpréter pour en déterminer l’écart de la pratique par rapport à la norme. C’est donc un processus de recherche qui doit faciliter la prise de décision en éducation. Cette décision doit être cohérente, c’est-à-dire aligner la pratique et les normes, les politiques éducatives. Il faut surtout prêter attention au fait que la pratique d’enseignement est sujette à des facteurs favorables et/ou nuisibles. Donc, dans le processus de vérifier la pratique par rapport aux normes, les superviseurs doivent tenir compte non seulement des savoir, savoir-faire et savoir-être, mais aussi d’un savoir-agir pour juger la pratique par rapport au référentiel. Ce qui nous amène à 5 étapes :

Figure 2 Etienne V.(2018)

Il faut donc partir toujours d’un référentiel, d’une norme établie. La politique éducative de l’Etat, les curricula doivent être suivis comme guide. Cependant, pour élaborer la politique de l’école, les dirigeants scolaires peuvent aussi consulter des prescrits d’autres pays et d’autres organismes qui interviennent dans l’éducation une fois que ces normes sont jugées conformes non seulement aux normes nationales mais aussi aux aspirations des acteurs scolaires. La deuxième étape consiste à identifier et analyser les besoins. Si les besoins ne sont pas identifiés, la supervision sera désordonnée, non agencée et non productive. La première source d’information importante qu’il faudrait collecter concerne les attentes des supervisés pour avoir une bonne participation et implication des acteurs dans le processus. Le supervisé est donc le seul à pouvoir présenter réellement ses forces et ses faiblesses.  En plus, il faudrait passer au peigne fin tous les documents relatifs au contexte de la supervision pour en tirer les desiderata avant de considérer les ressources disponibles et les contraintes possible à la fois pour le supervisé et pour le superviseur.

Ce n’est qu’à partir de ces données analysées qu’un superviseur parvient à un plan de supervision efficace. Ce plan doit être un consensus entre tous les acteurs qui sont impliqués dans le processus et doit contenir des objectifs précis avec indicateurs bien insérés dans un calendrier d’activités approuvées par les autorités compétentes. L’implémentation de la supervision est un moment d’apprentissage réciproque. Le supervisé doit apprendre et améliore sa pratique ainsi que le superviseur qui devrait faire preuve d’ouverture et d’humilité pour reconnaitre qu’il est extérieur aux faits et détours vécus au quotidien par les praticiens. Notons surtout qu’entre la théorie et la pratique, il existe bien un écart auquel seul le terrain peut nous permettre d’y accéder. La communication, l’écoute active, le respect, la probité, l’humilité et le dépassement de soi sont donc des outils indispensables pour bien mener la supervision. L’intégration d’un nouveau comportement est un processus qui prend du temps et passe par plusieurs phases. Il faut évaluer les étapes antérieures incluant le superviseur lui-même, le processus et non pas seulement le supervisé. A cette évaluation bilan sert du coup l’occasion de répéter le cycle de la supervision en améliorant ce qui n’est pas réussi et en systématisant ce qui est acquis.

  • Le Verdict

Suite à la mise en accusation de l’évaluation, pour délits et crimes reprochés comme des épreuves insurmontables, grande destructrice d’avenirs d’élèves et étudiants haïtiens sous le caprice et la mégalomanie d’enseignants et professeurs, il en ressort ce qui suit : Les enseignants et professeurs font de l’évaluation un moyen maladroit de prouver leurs compétences ; Le dispositif d’évaluation n’est pas conforme au développement des compétences selon l’approche par compétence ; L’approche transmissive ne facilite pas une bonne évaluation ; L’absence des TIC pose un sérieux problème ; L’objectif poursuivi par les évaluations ne facilitent pas l’enseignement-apprentissage ; La compétence des enseignants et professeurs en docimologie doit être mise en cause ; Et le manque de supervision pédagogique adéquate dans le système complique le dispositif d’évaluation.

Pour toutes ces preuves en faveur de l’évaluation, il est clair qu’elle n’est pas en cause et a été déclarée non-coupable. Toutes les charges retenues contre elle sont désormais rejetées. Elle n’est ni difficile, ni compliquée quand tous les principes sont respectés.

 

Références

Alexis, P. (2012).  Perceptions et pratiques de la supervision pédagogique au niveau primaire (premier et deuxième cycles fondamental) en Haïti. Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval, Québec.

Bloom, B. S. (1956). Taxonomy of educational objectives. Vol. 1: Cognitive domain. New York: McKay.

Bouchamma, Y. (2004). Supervision de l’enseignement et réformes. [En ligne]. Consulté le 28 août 2023. Disponible : http://www.inrp.fr/biennale/7biennale/Contrib/longue/7300.pdf

Bouchamma, Y., Godin, M., Godin, C. J., & Kardouchi, T. H. (2006). Évaluation du personnel enseignant, guide d’accompagnement. Québec : Les éditions de la francophonie.

Doran, G. T. (1981). “There’s a S.M.A.R.T. Way to Write Management’s Goals and Objectives”. Management Review, 70, 35-36.

Etienne, V. (2018). Administrer les Ecoles Privées en Milieu Rural : Théories et Analyses en Gestion Partenariale de l’Education. Octobre 2018. Educa Vision Inc FL, USA.

Legendre, R. (2005). Dictionnaire actuel de l’éducation. Print Book 20053e éd. Montréal : Guérin.

Lotarski, A.A et al. (2017). Agir en situation complexe – Note de synthèse 7 – Le pilotage des établissements scolaires, Université de Mons-Hainaut, Académie universitaire Wallonie- Bruxelles. angeline.aubert@umh.ac.be. inas@umh.ac.be http://www.umh.ac.be/inas

Mager, RF. (1997). Preparing instructional objectives. 3rd ed. Atlanta, GA: The Center for Effective Performance.

 

Vernet Etienne,

Enseignant et auteur.

 

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