Par : Hervé Boursiquot, Ph.D.

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  1. Le renforcement du rôle des acteurs des institutions scolaire et familiale dans la socialisation des générations futures.

Malgré son caractère subjectif, le comportement des jeunes d’aujourd’hui qui frôle la dépravation représente l’un des indicateurs de l’effritement des valeurs de certaines institutions comme la famille ou l’école. Il existe des parents démissionnaires dans tous les coins du monde mais les parents haïtiens, dépassés par une évolution brutale de la société, portent le lourd fardeau de tous les mauvais comportements et actions des jeunes adolescents. Loin d’innocenter tous les parents, la pertinence de toute analyse devrait chercher à comprendre pourquoi les institutions scolaire et familiale portent le pesant fardeau d’une socialisation ratée pour une bonne partie de la population des jeunes de 12 à 25 ans en Haïti. Les liens entre la non-valorisation des métiers et cette implication passive de la famille dans sa première fonction de préparation à l’éducation, formation des habitudes, des émotions, des sentiments de l’enfant en amont de son intégration dans le cercle de l’enseignement intellectuel et raisonné (Reboul, 1989)[8] ne sont pas évidents à percevoir. Hormis les effets d’influence qui développent une déviance de certains jeunes adolescents, les parents n’ont pas le temps de prendre en main leur rôle puisqu’ils font eux-mêmes face à des difficultés sociales et financières qui sont, pour la plupart du temps, chronophages. Ils ont tendance à penser que les métiers qu’ils exercent sont à la base de leurs difficultés et délèguent leur mission de socialisation à l’institution scolaire. Quand l’État n’assure plus sa fonction de protection des individus à tous les niveaux y compris le niveau professionnel, certaines initiatives suppléent aux côtés des acteurs en fragilisant l’identité institutionnelle jusqu’à élargir le fossé de l’exclusion sociale sous un certain angle.

Comment la valorisation des métiers peut-elle avoir des conséquences sur le renforcement des parents dans l’institution familiale ? En 1984, le chercheur-psychologue Jacques Lautrey[9] pose l’hypothèse selon laquelle les conditions de vie et de travail, liées au statut économique des parents, déterminent leurs pratiques éducatives, qui à leur tour, influent sur le développement intellectuel de l’enfant. Il semblerait que son constat trouve confirmation au regard de ce qui se passe en Haïti. Peut-être que cela se complique encore plus. L’école représente l’autre institution qui remplace la famille mais l’enseignant est dans une autre difficulté car on le valorise soit en fonction des moyens financiers de la clientèle de l’établissement où il exerce sa profession soit en fonction de la renommée de l’établissement. Le statut d’enseignant pose problème et les enseignants se font toujours traiter de « ti pwofesè a (le petit prof)». Le développement intellectuel de l’enfant haïtien se fait dans des conditions compliquées car l’enseignant supposé remplacer les parents se trouve dans le même état psychologique de « sauver une situation », pour expliquer la valeur utilitaire attachée aux activités professionnelles d’enseignement. Ils (les parents) veulent tous arriver à un mieux être qui doit passer par le changement de métier même si les moyens pour y arriver ne sont pas évidents. N’est-il pas fréquent de les entendre s’exprimer ainsi : « m’ap peye lekòl la pou li, petèt yon jou l’ap retire m nan vye djòb sal sa a (je lui paie sa scolarité en espérant qu’il me fera laisser un jour cette profession nulle que j’exerce». Le métier s’exerce sans amour, aucun désir et aucune aspiration. L’exercice de la profession n’a rien à voir avec le développement professionnel de l’individu et une acquisition de nouvelles compétences. Dans la famille, le père et/ou la mère se retrouvant dans des situations plutôt conflictuelles face aux vicissitudes de la vie développent une atmosphère à même d’influencer le développement de leurs enfants. Lautrey précise : « un environnement familial présentant à la fois des perturbations capables de susciter des déséquilibres et des rééquilibrations (souples) semble plus favorable au processus de reconstruction de nouvelles structures mentales que les autres riches en régularités mais pauvres en perturbations ». Mais, dans ce cas précis du contexte haïtien, les déséquilibres s’accompagnent rarement de rééquilibration, le processus de reconstruction de nouvelles structures mentales se trouve entravée. L’enseignant qui raconte sa misère aux élèves n’arrange pas l’affaire car malgré les études faites, il se présente dans cette situation de mal-être existentiel, il cautionne l’abandon par les élèves de la seconde institution de socialisation. Très souvent, cet abandon laisse sa place à une implication passive donnant lieu à des échecs scolaires accueillis par les jurons des parents : « se sa m’ap fè a ou bezwen al fè ? (tu aimerais te retrouver avec le même métier que moi plus tard ?)». La valorisation des métiers de ces deux acteurs finirait, peut-être, par les replacer dans le scénario de la socialisation représentant la fonction de l’institution à laquelle ils appartiennent. L’objectif secondaire de cette valorisation consisterait à faire en sorte que ces métiers attirent des individus pas comme un pied-à-terre mais comme un choix délibéré de vie. Sera renforcée par là leur implication professionnelle qui deviendra active. Si on n’en parle pas à l’école et aucun module ne les prenne en compte, de nombreux métiers surtout les métiers manuels seront toujours un choix secondaire et la valorisation des métiers gardera sa situation de projet. La mission de l’école consiste, pour réaliser cet objectif, à professionnaliser les contenus de formation et de permettre à ceux qui le désirent de passer par un baccalauréat professionnel. Mais, devrait-on atteindre le baccalauréat pour intégrer un centre de formation professionnelle et technique ? La priorité d’avoir des certifications en dessous du baccalauréat représente une autre priorité, sans doute plus importante, une priorité dans les priorités, pour travailler à l’insertion professionnelle dès le plus jeune âge, à la valorisation des métiers et à l’égalité des chances. Comment professionnaliser les contenus de formation ? Quelles en sont les conséquences ?

  1. La professionnalisation des contenus de la formation secondaire

La plupart des métiers en Haïti sont choisis par défaut, le choix est porté là-dessus après plusieurs échecs au baccalauréat qui, en dépit de sa mauvaise réputation de « tricherie organisée », attire encore des personnes bien au-delà de 24 ans. La volonté délibérée de devenir par exemple plombier ou mécanicien ne se constate pas. La culture haïtienne ne conçoit pas ces métiers en partant du fait que ce sont des formations sanctionnés par un diplôme. L’une des conditions préalables à la valorisation des métiers en Haïti est la professionnalisation des contenus de formation dès la formation secondaire. En effet, le système éducatif haïtien accuse une hiérarchisation des diplômes qui ne répond pas à la valorisation des métiers en instituant le baccalauréat général comme seule certification à la sortie du secondaire. Certains centres de formation technique exigent ce baccalauréat général comme critère d’accès alors que la détention d’un baccalauréat technique dans le domaine permettrait une meilleure optimisation du rapport enseignement-apprentissage. Accorder une place aux professionnels pour assurer des modules techniques de formation dans le secondaire est un élément à prioriser. C’est dommage que les écoles secondaires haïtiennes ne recrutent comme enseignants que les élèves de l’École Normale Supérieure qui ont à la base une formation purement théorique. Aucune place n’est réservée pour les professionnels de formation technique. La prolifération des centres de formation professionnelle ne rend pas compte de la désaffectation des jeunes des métiers professionnels et ne renforce pas non plus l’insertion professionnelle des extrants de ces établissements car la renommée et la qualité de la formation jouent contre les apprenants sortant de ces centres et qui veulent s’insérer.

L’école haïtienne est une violence à l’humain en ce sens que les aptitudes des élèves ne sont pas valorisées à partir des formations offertes. Paradoxalement, l’exclusion sociale est générée à la base par l’institution responsable de la formation intellectuelle et de la socialisation des futurs citoyens. Étant dans une logique culturelle qui donne sa valeur à toutes les professions, les professionnels ne cherchent plus la reconnaissance mais la mobilité professionnelle pour rentrer dans les critères subjectifs de valorisation sociale. Si l’école prend en main le projet de valorisation des métiers, elle influe en même temps sur la représentation sociale de ces derniers ainsi que les dynamiques identitaires. L’une des conséquences de la valorisation sera également la modification du comportement des entreprises et des particuliers fonctionnant sur un leadership paternaliste en utilisant le service des professionnels avec l’émergence de nouveaux ouvriers professionnels qualifiés. Cette modification se fera par un abandon de cette posture de « patron » où le professionnel se retrouve dans l’impossibilité voire la peur de réclamer le salaire proportionnel à la tâche accomplie car c’est la « formation et le diplôme qui ont parlé pour lui » (Trouvé, 1996)[10] et non le favoritisme. Les conséquences au niveau des stratégies managériales seront énormes car ce ne sera plus « l’appartenance à la hiérarchie qui va légitimer l’autorité ni la provenance d’une formation professionnelle spécifique » (Maurice, Sellier, Silvestre, 1982)[11] comme dans le modèle allemand. Ce sera de préférence le jeu démocratique et la reconnaissance de l’ancienneté. Le travail en équipe pourra mieux s’organiser dans les entreprises, dans les ateliers ou autres milieux professionnels sans rentrer dans le modèle managérial « technico-professionnel » (Maurice, 1986)[12]

En guise de conclusion

Si « mentalement l’Haïtien est enchaîné » il est du devoir de ses dirigeants de le libérer de ses chaînes. Comment? En faisant émerger une pensée dominante qui puisse répondre en tant que solution à la plupart des problèmes rencontrés dans les secteurs de la formation et de l’emploi par exemple. La valorisation des métiers manuels représente une priorité pour faire de l’égalité des chances un indicateur de cette re-construction en donnant à chacun le rôle qu’il doit jouer en fonction de ses capacités. Aussi, doit-elle servir au développement professionnel de l’individu dans le champ professionnel qui est le sien.

Sans soumettre le développement professionnel à une analyse théorique, il peut être simplement défini en partant de la représentation de l’homme haïtien : avoir un métier qui permet de subvenir aux besoins, s’y reconnaître, développer et renforcer les capacités pour bien l’exercer afin d’être capable de s’adapter à un autre métier utilisant à peu près les mêmes capacités ou compétences. Le devoir des acteurs politiques et économiques consiste à valoriser ce métier en définissant les compétences qui y sont liées, créer les conditions socio-économiques pour encourager l’exercice de ce métier. Il va sans dire que « l’implication professionnelle active » (Mias, 1998)[13] de l’individu qui est la base du développement professionnel dépend de la volonté des acteurs politiques et économiques. Ils ont les capacités de renforcer la motivation de l’individu tout en renforçant son amour du métier qu’il exerce. On ne peut nier que l’individu a besoin de se sentir indispensable dans son milieu professionnel qui lui permet de renforcer  ses compétences professionnelles. Plus l’individu se sent valorisé, plus il cherche à se dépasser et plus il devient compétent. La compétence signifie sa capacité à réagir face à l’inédit selon la théorie de Le Boterf. Si la valorisation est le début du succès personnel et professionnel, il faut définir le mode de valorisation à envisager, les conditions dans lesquelles les réaliser et permettre à l’individu de se projeter à l’issue de cette valorisation en lui présentant les conséquences dont il bénéficiera. Le professionnel haïtien compétent n’est peut-être pas seulement celui qui a eu des diplômes qu’il peut exhiber à tout recruteur pour faire valoir ses compétences. Il y en a également qui sont compétents mais qui ne peuvent pas évoluer car ils n’ont jamais été à l’école. Peut-on dire pour autant qu’ils n’ont acquis aucune compétence? Reste-t-il un dispositif dont on peut se servir dans cette situation et qu’on peut étendre à ceux qui échappent à l’illettrisme ? Ceux qui sont pénalisés par l’offre tardive de formation dans certains champs professionnels ne doivent-ils pas également être sécurisés sur le marché de l’emploi ou du moins sur le marché du travail? Existe-t-il une solution à envisager à ce niveau ? Et si on institutionnalisait la validation des acquis de l’expérience, quelles en seraient les conséquences sur la valorisation des métiers en Haïti ? (À suivre)

[1] Dans la culture haïtienne, l’expression « plon gaye » fait référence aux fusils à plomb de calibre 12. Dans l’imaginaire haïtien, ces cartouches explosent en ayant des impacts sur une circonférence très large avec la cible comme centre. Cette métaphore est utilisée pour tout phénomène qui touche en même temps plusieurs centres d’intérêt ou ayant des conséquences sur plusieurs autres. Dans un langage sociologique l’expression ici employée fait référence à la notion de système où ce qui touche un élément a des impacts sur d’autres éléments pouvant appartenir à d’autres systèmes en interaction.

[3] Le degré d’alphabétisme de la population de dix (10) ans et plus est de 61,0 % dans l’ensemble du pays. Il est plus élevé chez les hommes que chez les femmes : 63,8 % contre 58,3%. Le degré d’alphabétisme est de loin meilleur en milieu urbain qu’en milieu rural (80,5 % contre 47,1 %). Sur l’ensemble de la population âgée de cinq (5) ans et plus, 37,4 % n’ont aucun niveau, 35,2 % ont atteint le niveau primaire, 21,5 % le niveau secondaire et la proportion des personnes ayant le niveau universitaire n’est que de 1,1 % (1,4 % d’hommes contre 0,7 % de femmes). Au cours de l’année académique 2001-2002, 45,9 % de la population âgée de 6 à 24 ans ont fréquenté un établissement scolaire ou universitaire. Par ailleurs, les chiffres indiquent très peu de différence entre les garçons (46,6 %) et les filles (45,3 %). Source : Rapport national de la République d’Haïti sous la coordination de Jean Luc TONDREAU (2008). L’organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) évalue à 55% le pourcentage des adultes de la population haïtienne ne sachant ni lire ni écrire.

[4] Tondreau, J.-L. (sous la direction de) (2008). Rapport national de la République. Tendances récentes et situation actuelle de l’éducation et de la formation des adultes(EdFoA). Port-au-Prince

[5] La situation de chômeur concerne toute personne ayant dépassé un âge spécifié (cf. population en âge de travailler), qui, au cours de la période de référence, était à la fois :

– sans travail, c’est-à-dire n’était pas pourvue d’un emploi, salarié ou non salarié, au cours de la période de référence (une semaine) ;

– disponible pour travailler dans un emploi, salarié ou non, durant la période de référence (deux semaines) ;

– à la recherche d’un travail, c’est-à-dire avait pris des dispositions spécifiques au cours d’une période récente spécifiée (quatre dernières semaines ou douze derniers mois) pour chercher un emploi salarié ou non. Sources : « Résolution n°2 concernant les statistiques de l’emploi dans le secteur informel », BIT/OIT, 15ème Conférence internationale des statisticiens du travail, Genève, janvier 1993.

[6] Merton, R. K. (1950), “Contributions to the Theory of Reference Group Behavior” (avec A. Kitt) trad. Par H. Mendras (1965), Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris : Plon, p.202-236

[7] Dubar, C. (1991). La socialisation. Paris : Armand Colin, 4ème éd. 2010

[8] Reboul, O. (1989). La philosophie de l’éducation. Paris : PUF

[9] Lautrey, J. (1984). Classe sociale, milieu familial et intelligence. Paris : PUF

[10] Trouvé, P. « La fin des contremaîtres traditionnels ». Revue française de sociologie, avril-juin 1996, XXXVII-2, p.287-306

[11] Maurice, M., Sellier, F., Silvestre, J.-J., (1982). Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne. Paris : PUF « Sociologies »

[12] Maurice, M. « La qualification comme rapport social : à propos de la qualification comme mise en forme du travail » dans Salais, R. et Thévenot, L. (éds). Le travail. Marchés, règles, conventions. Paris : INSEE/Economica, 1986 p. 179-192

[13] Mias, C., (1998), L’implication professionnelle dans le travail social. Paris : L’Harmattan

 2ème et dernière partie 

Hervé Boursiquot, Ph.D.

Sources: https://boursiquotherve.com/essayons-de-comprendre/

Crédit Photo : (c) Suzy Hazelwood

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